Judith Lussier et Lili Boisvert ont choisi de dénoncer tabous et inégalités à travers leur websérie Les Brutes.

En un clin d’oeil

La boite

Nom : Les Brutes
Activité : Websérie féministe et autres produits dérivés
Créée en : 2016

Les Faiseurs

Nom, prénom : Judith Lussier, Lili Boisvert
Âge : 34 et 32 ans
Originaire de : Montréal et Verchères
Études : Baccalauréat en Communications et Sciences politiques (Judith), Baccalauréat en Sciences politiques (Lili)

De l’autre côté de l’Atlantique, Lili Boisvert et Judith Lussier ont créé la websérie Les Brutes. Avec impertinence et sans filtres, elles s’attaquent à toutes les formes d’inégalités qui sévissent dans nos sociétés. Le viol, l’homophobie, les privilèges, la censure sur les réseaux sociaux, les menstruations… Les Brutes passent au crible les sujets qui fâchent.

Avec humour et franc-parler, Lili et Judith mettent les pieds dans le plat pour nous faire réfléchir, rire, et réagir. Renverser la pensée dominante, exploser le patriarcat, dénoncer TOUTES les inégalités : voilà les missions que ces deux féministes se sont fixées.

Lili et Judith nous racontent l’histoire de ce projet, leur vision du féminisme, et leur manière de travailler.

Bonjour, Judith et Lili ! Avant de vous lancer dans ce projet de websérie, que faisiez-vous ?

Nous étions toutes les deux journalistes, majoritairement à l’écrit. Judith écrivait des chroniques sur des enjeux sociaux et plus particulièrement sur le féminisme. Lili couvrait quant à elle l’actualité canadienne et internationale et menait une chronique sur la sexualité.

Comment vous est venue l’idée de créer la websérie Les Brutes ?

Nous avions envie de porter nos idées sur un autre format. Nous nous sommes rencontrées et ça a tout de suite cliqué. Nous étions très admiratives du travail de l’autre et, bien que nous ne soyons pas toujours d’accord, nous avons une perspective similaire, soit le féminisme intersectionnel.

“Dès l’enfance, les filles sont socialisées pour être douces et agréables, mais nous avons des choses dérangeantes à dire, et ça risque de faire mal.”

Comment choisissez-vous vos sujets ?

Nos sujets portent environ à 50% sur des enjeux féministes, et à 50% sur d’autres enjeux sociaux, mais nous essayons de tendre vers une approche intersectionnelle. Nos capsules sont féministes et tentent de tenir compte des autres formes d’oppression.

Pouvez-vous nous en dire plus sur cette “approche intersectionnelle” ?

L’intersectionnalité, pour faire court, c’est le fait de prendre en considération que toutes les formes d’oppression (racisme, sexisme, l’homophobie, classisme, capacitisme), peuvent interagir les unes avec les autres. Par exemple, des combats féministes légitimes peuvent échouer à tenir compte des particularités de classe, comme c’est arrivé par le passé, et nous tentons d’éviter ça.

Qu’est-ce qui vous a inspiré pour vous lancer ?

Nous étions fans de plusieurs YouTubeurs et YouTubeuses américain(e)s comme Laci Green ou Liz Plank qui abordaient ces enjeux et nous ne trouvions pas d’équivalents francophones. Avant tout, nous avions des idées à exprimer et la volonté d’exploiter la vidéo comme médium.

Pourriez-vous décrire la websérie Les Brutes en quelques mots ?

C’est une série de capsules au ton baveux dans lesquelles nous abordons des enjeux de société qui interpellent notre génération.

À qui vous adressez-vous ?

Nous visons principalement ces fameux “milléniaux”, les personnes nées entre 1980 et 2000. Mais ce n’est pas tant par effet de mode que parce qu’il s’agit de notre génération et que nous abordons des sujets qui nous intéressent nous et les gens de notre âge.

“Les Brutes”, pourquoi ce nom ?

Nous avions envie de foncer dans le tas avec une certaine agressivité. Nous voulions jouer sur le contraste entre notre apparence angélique et le mandat que nous nous sommes donné. Dès l’enfance, les filles sont socialisées pour être douces et agréables, mais nous avons des choses dérangeantes à dire, et ça risque de faire mal.

Quelle est votre définition d’une Brute ?

Une brute, c’est quelqu’un qui n’a pas peur de déranger, qui n’adhère pas à la pensée dominante juste parce que c’est plus facile.

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Comment et à partir de quand vous êtes-vous senties concernées par le combat féministe ?

Lili : À l’adolescence, les inégalités que j’observais entre les filles et les garçons me dérangeaient vraiment beaucoup, mais je n’arrivais pas à nommer ce que je voyais. Puis, vers 18 ans, j’ai lu Nelly Arcan, et j’ai eu comme un déclic. Ça m’a fait comprendre que je n’étais pas la seule à trouver qu’il y avait tellement de choses qui n’avaient pas d’allure dans les rapports entre les sexes. Je me suis mise à lire davantage sur le même genre de thème, comme l’objectification des femmes, ainsi qu’à propos d’autres enjeux aussi, comme l’iniquité salariale. Petit à petit, j’ai appris que ça, cette vision critique du rapport entre les sexes, ça s’appelait du féminisme. Alors j’ai commencé à me proclamer féministe.

Judith : J’ai grandi dans une famille exclusivement féminine, élevée par ma mère et ma grand-mère, entourée de mes sœurs. Puisque ma mère réussissait dans tout ce qu’elle accomplissait, j’ai longtemps cru que les combats féministes étaient tous gagnés, que les filles pouvaient faire tout ce qu’elles voulaient pour peu qu’elles y mettent du leur. Jusqu’au jour où je suis devenue chroniqueuse d’opinion et où j’ai constaté que la prise de parole des femmes ne se faisait pas au même prix que celle des hommes. Je me suis alors mise à voir toutes les inégalités qui persistaient.

“Les réseaux sociaux permettent aux voix qui étaient marginalisées d’être entendues, pas seulement celles des femmes, mais aussi celles d’autres groupes opprimés.”

Quelle est votre définition du féminisme ?

Haha ! On n’a pas exactement la même définition.

Lili : C’est en trois étapes :
1. Observer que les femmes et les hommes ne sont pas égaux présentement, dans notre société, au détriment des femmes.
2. Trouver cela inacceptable (ne pas chercher à justifier le sexisme par des discours essentialistes)
3. Poser des gestes qui visent l’éradication de ces injustices

Judith : C’est en trois volets aussi :
1. Être pour l’égalité de fait (pas juste de droit) entre les hommes et les femmes, constater que des inégalités persistent et avoir la volonté de les éliminer
2. Ne pas prendre pour acquis qu’il est normal qu’une femme ne puisse pas faire la même chose qu’un homme sans qu’il y ait des conséquences négatives
3. Considérer qu’une femme est maître de son corps

Les combats féministes sont loin d’être terminés, quel regard portez-vous sur votre génération ? Est-elle combative ?

Nous observons que le féminisme gagne en popularité et, à l’aide des réseaux sociaux, de plus en plus de femmes osent s’exprimer sur des enjeux qui les touchent. Ça dérange plusieurs personnes, hommes et femmes, qui sont confortables dans le statu quo ou qui n’arrivent simplement pas à voir les conséquences des inégalités qui persistent.

Toutefois, ce n’est pas la première fois dans l’histoire moderne que le féminisme connaît un regain d’intérêt et nous craignons le ressac, ce moment où certaines personnes trouvent que ça va trop loin et qu’il vaudrait mieux prendre son trou (NDLR : s’écraser devant une épreuve).

“C’est excessivement épuisant, et très peu original de vouloir “remettre une femme à sa place”. On fait ça depuis la nuit des temps !”

Quel est le rôle des réseaux sociaux dans les combats féministes ?

Les réseaux sociaux permettent aux voix qui étaient marginalisées d’être entendues, pas seulement celles des femmes, mais aussi celles d’autres groupes opprimés. Ils permettent aussi de mettre en commun des expériences, et de constater que des problèmes de société persistent. Cette démocratisation de la prise de parole permet aussi d’illustrer que malheureusement, encore aujourd’hui, les femmes subissent davantage les conséquences à leur prise de parole.

Justement, en France, le web offre une grande liberté d’expression en même temps qu’il permet des commentaires violents (presque) à chaque fois qu’une femme s’exprime de manière « militante ». Est-ce le cas pour vous ?

Oui ! C’est excessivement épuisant, et très peu original, de vouloir “remettre une femme à sa place”. On fait ça depuis la nuit des temps.

Petite parenthèse : on parle parfois avec des Européen(ne)s qui idéalisent un peu le Québec et prennent notre société comme modèle d’égalité. Et bien sûr, on a raison d’être fiers de plusieurs choses ici, mais il ne faut pas penser qu’on a atteint l’égalité ! Ce n’est pas le cas. Le backlash antiféminisme est très vif, mais souvent très sournois au Québec. On est, par exemple, l’une des rares sociétés dans le monde où il y a eu un attentat terroriste antiféministe (Polytechnique, 1989). Pourtant, jusqu’à tout récemment, personne ici ne voulait reconnaître que c’était un attentat sexiste et antiféministe qui avait été perpétré à Montréal. Il y a eu un réel négationnisme… et, paradoxalement, un retour en force des discours masculinistes.

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Comment vous organisez-vous dans votre travail ?

Nous choisissons d’abord des sujets liés à nos observations ou à ce qui nous dérange, puis nous les documentons. Ensuite, nous écrivons nos capsules en essayant d’être drôles !

Quelles sont les principales contraintes et les difficultés que vous rencontrez au quotidien?

Nous manquons de financement ! Nous avons financé la première saison des Brutes grâce à une subvention à laquelle nous n’étions éligibles qu’une seule fois. Nous galérons pour financer la suite puisqu’il n’existe pour l’instant pas de formule de financement pour le type de format que nous exploitons. Lorsque nous avons un budget, nous nous butons surtout à des contraintes techniques qui nous empêchent de réagir à l’actualité. Nous devons plutôt nous pencher sur des concepts qui s’appliquent à plusieurs situations, plutôt que de dénoncer une situation précise.

Recevez-vous beaucoup de retours négatifs ?

Oui ! Nous avons plusieurs détracteurs masculinistes et racistes, desquels nous nous moquons, mais nous recevons aussi certaines critiques de la part de personnes marginalisées qui soulignent nos erreurs, quand, par exemple, nous échouons à tenir compte de certaines oppressions. Ces critiques sont nécessaires, mais elles sont parfois plus frustrantes. Nous avons l’impression que les gens s’attendent à ce que nous soyons « parfaites », alors que d’autres artistes plus problématiques s’en tirent sans reproches. Mais bon, on essaie d’être le plus à l’écoute possible de tout le monde.

“Nous croyons que pour comprendre les inégalités que vivent les autres, il peut être éclairant de se référer à celles que nous subissons nous-mêmes.”

Vous dénoncez à travers l’humour. Est-ce la meilleure façon pour se faire entendre ?

Nous faisons le pari que oui. Il y a plusieurs situations qui mériteraient d’être dénoncées avec colère, parce qu’elles sont frustrantes. La colère est un sentiment légitime, mais nous sommes conscientes que l’humour fait mieux passer la pilule.

Que faire pour que tout le monde se sente concerné par ces inégalités ?

À moins d’être un homme blanc, hétérosexuel, cisgenre, millionnaire, qui fait partie d’à peu près toutes les catégories de privilège, nous vivons tous, à divers degré, des situations d’injustice. Nous croyons que pour comprendre les inégalités que vivent les autres, il peut être éclairant de se référer à celles que nous subissons nous-mêmes. Par exemple, c’est en transposant ce que nous vivions dans notre lutte féministe que nous avons compris certains enjeux raciaux qui nous échappaient. Çela nécessite de l’empathie et beaucoup d’écoute. Ça demande aussi un travail d’humilité.

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Qu’est-ce qui vous inspire et anime au quotidien ?

Nous avons parlé du feedback négatif, mais nous recevons également beaucoup de commentaires positifs. Plusieurs personnes nous disent qu’elles voient les choses différemment depuis qu’elles ont vu telle ou telle capsule, ou que nous avons réussi à mettre des mots sur ce qu’elles ressentaient. C’est hyper stimulant et encourageant.

Une anecdote à nous raconter ?

Depuis peu, nous donnons des spectacles. Lors d’une première, l’organisateur est venu nous voir en coulisse pour nous dire qu’il y avait “du monde en criss” à la porte. Au Québec, “en criss”, peut vouloir dire “beaucoup”, ou “en colère”. Lili a paniqué : “Quoi, il y a déjà du monde en colère et on n’a pas encore commencé le spectacle !?!”. Nous sommes tellement habituées à provoquer qu’il ne lui est pas venu à l’idée que l’organisateur parlait de “beaucoup” de monde à la porte !

Votre rêve le plus fou ?

Que nous n’ayons plus à expliquer les inégalités.

Petites, que vouliez-vous faire comme métier ?

Lili : Travailler dans le milieu des arts.
Judith : Devenir sociologue ou écrivaine.